Jacynthe Boily (19 ans +)

L’Île-Perrot

Les vagues rougeâtres du lac Saint-Louis 

Il est minuit et demi. Je baguenaude dans les rues éteintes, fredonnant encore à mi-voix les airs de musique entendus lors de la fête nationale au parc Michel-Martin.

J’ai toujours vécu sur cette île, et mon cœur se serre à l’idée de devoir la quitter un jour… Le rassemblement festif de ce soir a une fois de plus ravivé l’amour que j’avais pour elle !

Perdue dans mes rêveries, j’arrive, un peu sans m’en rendre compte, à la côte menant au quai de la 34e avenue. Je dévale la pente en courant et en riant, ivre de cette joie qui m’avait habitée toute la soirée !

Je m’arrête tout juste au bord de l’eau. L’air du lac Saint-Louis me chatouille les narines et je prends une profonde inspiration. Je me mets à observer les vagues se déplacer et s’entrechoquer entre elles et leur douce mélodie entraîne délicatement mon esprit dans un état contemplatif.

Soudain, j’aperçois, au milieu du lac, des vagues d’un rouge éblouissant. Cette couleur est frappante dans la nuit si sombre. Elle me rappelle la couleur des pommes du verger Labonté dont le goût sucré a tant marqué mon enfance ; celle des couchers de soleil qui se reflètent tous les soirs sur le métal du pont Galipeau; celle des cardinaux qui nous sortent du sommeil les matins de printemps par leurs chants amoureux… Le plus étonnant, c’est que ces vagues, parfois vermeilles, parfois ocre, ne semblent pas être éclairées par une source de lumière externe ! 

Je mets un pied dans l’eau, oubliant de retirer mes chaussures, complètement captivée. Dès que mon corps entre en contact avec l’eau froide, j’entends la voix d’un vieillard derrière moi. Je me retourne brusquement et ne peux m’empêcher de frissonner d’horreur : tout dans son aspect est repoussant. Je me demande l’espace d’un instant si j’ai affaire à un humain ou à un spectre d’un autre monde. 

La créature ne me laisse pas le temps de réfléchir plus longuement :

– « N’avance pas plus loin ! », me dit-il d’une voix lugubre. « Cette lueur que tu vois, c’est l’âme de cette île qui remonte à la surface quand sa population partage un grand moment de fraternité. La perturber pourrait avoir des conséquences désastreuses… » 

 Stupéfaite par ses propos, je lui demande, incapable de contrôler les tremblements de ma voix : 

-« …Qui êtes-vous ? »

 – « Je suis le gardien de ce lac et le protecteur de cette ville. Je vois en toi beaucoup de bien et perçois chez toi de grandes qualités. Reviens me voir demain, à la même heure, et je te confierai de grands secrets ». 

 Prise d’une grande frayeur, je pars à la course, sans un regard derrière moi, parvenant à peine à reprendre mon souffle, poussée par l’adrénaline qui alimentait seule mon corps.  

Le lendemain, à minuit et demi, l’homme ne se présenta pas au rendez-vous convenu. Je restai toute la nuit assise sur le quai, scrutant l’eau dans l’espoir d’apercevoir de nouveau ces mystérieuses vagues rougeâtres, torturée par l’idée que je n’avais sûrement pas été à la hauteur d’un si grand secret…